23 avril 2020, en France.
Il y a 75 ans, le 23 avril 1945, cela pourrait commencer comme
Il était une fois en Allemagne…
Mais après il était une fois,
Nul conte enchanté à raconter à vos enfants, petits-enfants, arrières petits‐enfants.
Nul conte enchanté qui effraie, réjouit, fait rire ou pleurer.
Non, il y a 75 ans, vous étiez des Enfants petits ou grands, avec vos mères ou orphelins, entassés dans un train fantôme, sans savoir rien du nom du jour, des heures, des lieux traversés. Vous espériez juste pouvoir manger, boire, sortir du fourgon sans craindre bombes, coups et folies de vos tortionnaires, juste survivre et parfois mourir.
Il y a 75 ans, le monde des hommes avait perdu son nom. Le monde ne tournait plus rond, le monde ne faisait que courir à sa perte, dévoyé qu’il était depuis douze ans d’errances et d’absence d’émois, de cœur, d’âme, d’amour et d’humanité.
Il y a 75 ans, vous les Enfants avez vu surgir dans un tourbillon de poussière des cavaliers russes, comme un mirage ; une flèche en brèche qui vous apportait la libération, vous délivrait de ce train maudit.
Et cette libération prit le nom d’un village, Trobitz.
Enfin, sortir des griffes des non-hommes ; car une partie du monde s’était éveillée et avait combattu l’inhumaine hydre de Lerne qu’elle avait enfantée.
Il y a 75 ans, vous les Enfants êtes revenus vers vos contrées avec vos mères, ou sans elles, retrouver votre pays, parfois vos pères, vos familles.
Il y a 75 ans, l’humanité découvrait son inhumanité.
Soldats, photographes, médecins, et combien d’autres pleurèrent en vous découvrant dans ces terribles camps.
Puis la justice des hommes mit en lumière le monde du néant.
Le monde des vivants était hébété, abruti par ces enfers vécus, ces cauchemars inimaginables, par cet abîme inabordable et innommable.
Il y a 75 ans, vous Enfants de France ou d’ailleurs êtes rentrés ou arrivés pour la première fois dans le pays qui avait oublié qu’il était celui des Droits de l’Homme.
Vous fûtes séparés à la libération, retrouvant chacun une famille écorchée par la guerre, chacun reconstruisant avec vos moyens une vie en humanité. Une vie sans guerre. Une vie sans les horreurs passées bien qu’il fallût vivre avec, avec cette mémoire, avec ces souvenirs inexprimables enfouis au plus profond de vous, circulant dans vos veines, vos cœurs, vos nuits.
Puis la vie reprit son chemin, escarpé par les souvenirs, mais tendant à avancer jusqu’à donner la vie, la vie à vos enfants. Vous avez construit des familles, redonné sens à l’amour, au partage, à la vie.
Vous nous protégiez comme vous le pouviez du monde infâme, du monde des non-hommes.
Certains racontèrent, d’autres se turent. Mais vous nous vouliez libres, heureux et sans cauchemars.
Puis vous vous êtes retrouvés. Albert Bigielman, l’un des vôtres mit toute son énergie pour donner vie à l’association des enfants de Bergen Belsen, à vous réunir. Il n’était pas seul dans cette aventure, vous étiez tous prêts à vous retrouver, unis comme frères et sœurs par une histoire qui n’aurait jamais dû exister.
Les années 1980 virent pointer les négationnistes. Cette engeance d’un monde qu’on espérait réduit à néant. Mais non, la bête immonde s’était réveillée et aspirait à vivre et à
enterrer tous les morts, les vivants, les fracassés et l’histoire dans une fosse d’oubli.
Le mensonge vous a surpris et vous a donné des ailes.
Le mensonge vous a rendu combattants.
C’est là que vos voix se sont élevées pour toucher le monde des hommes.
C’est là que la conscience des hommes se réveillât à nouveau car le message était clair,
Plus jamais ça.
Et vos voix d’Enfants devenus adultes se sont élevées contre le mur de l’oubli, contre le mensonge. Malgré les douleurs, les angoisses que cela représentait, vous décidiez de
raconter l’irracontable. Pas un conte, non l’histoire, la vraie, celle des hommes et des non-hommes, ceux qui avaient perdu leur humanité.
Pour cela, que vous dire sinon merci de l’avoir fait, merci de vos témoignages qui sans cesse devaient ronger votre âme et merci d’avoir su nous donner la vie.
Merci à vous Enfants, à ceux qui nous ont quittés depuis que vous vous êtes retrouvés, merci à vous Enfants encore vivants dans cette tempête virale de 2020.
Nous aurions dû nous retrouver. Le virus a fait sa loi.
Mais vous êtes là dans nos cœurs, vivants, tel des héros, des braves, des preux, des « debouts » même si vous refusez ce terme de héros.
Il y a 15 ans, j’allais pour la première fois à Bergen Belsen pour les 60 ans de la libération du camp.
Il y a 15 ans, je marchais accompagnée de ma sœur, auprès de ma mère, Paulette Widawski, dans le camp du supplice. Je n’oublierai jamais ces moments gravés en lettres
de feu sur mon cœur en pierre de lave.
Cette petite fille qui avait été ma mère, comment était-il possible que des hommes aient pu lui infliger ça ?
Tout était insupportable, surtout d’imaginer depuis des années, ma mère petite fille, ma tante Rosalie vivant ce calvaire, vous imaginer vous tous, Enfants, confrontés à cette horreur, ce carnage indicible.
J’ai marché dans le camp de la mort, avec cette petite fille sur mon épaule, avec ma tante Rosalie sa sœur en pensée, sur mon autre épaule ; Rosalie qui n’avait pas voulu retourner sur le lieu de l’infamie.
Les mots venaient tout doucement sur les lèvres de ma mère. Des échos qu’elle s’était interdite de nous dire, emprisonnés dans son cœur d’enfant. Ce récit, vieux de 60 ans, n’avait pas pris une ride.
Le flux était vivant comme vécu la veille. Les ultimes reflets d’une mère qui n’était pas à Bergen Belsen pour les protéger elle et sa sœur de ce gouffre, rives du Styx.
Sa mère Fradja frappée avec violence, traînée au sol sous ses yeux par les non‐hommes dans la ville de Nancy, dernière image de cette grand‐mère dont on m’a privée.
Ma mère venait juste d’avoir 6 ans et ma tante avait 11 ans.
Les souvenirs, les souvenirs et ses ondulations…
Ma mère me dit, ce n’est pas mon camp, il y a des oiseaux, tout est propre, le vent est doux à l’oreille… Puis les ombres revinrent, comme des coups d’épée frappant le cœur, la mémoire, le cerveau, le corps.
Et dans ses demi-jours d’Enfant, nul oiseau ne chantait, nul brin d’herbe ne poussait, seul le froid glaciaire s’insinuait dans la moelle de ses os, et surtout nulle vie ne comptait pour ses cruels geôliers.
Je me souviens qu’avec ma sœur, arpentant ce lieu de fin du monde, nous nous accrochions à ses bras, tanguant sous le son de sa voix, de ses mots qui lentement s’exhalaient vers nous ses filles et de ses longs silences.
Vous étiez tous là, comme une famille improbable mais une famille, notre famille.
Vous étiez là avec vos enfants, petits-enfants et nous vous entourions, prêts à vous protéger de ces souvenirs. Mais c’est vous qui nous dorlotiez, qui nous parliez avec précaution de cette effroyable expérience, que dis‐je, de cette enfance volée, bafouée, abimée, souillée par la bête hideuse. Vous nous racontiez chacun avec vos mots qui s’envolaient dans la brise du camp, au diapason du chant des oiseaux, vos terrifiants souvenirs.
La baraque, les appels des heures durant dans le froid, la faim, les mères partant au travail, la peur des coups, les vols de racines pour se nourrir, les jeux avec des cailloux pour oublier une seconde ou une demi‐minute le camp de l’abomination parmi les cadavres qui jonchaient le sol.
Oui, c’est antinomique. Joujoux et dépouilles…
Des morts par centaines, par milliers comme seuls compagnons pour vos journées et vos nuits.
Impossible de raconter tous vos souvenirs partagés avec nous et ceux cachés au plus profond de vos âmes.
La longue nuit était finie depuis des années, mais elle était encore là, si réelle tout au long de ces allées qui découvraient les longues tombes en monticules abritant tant d’hommes, de femmes et d’enfants engloutis par la bête vorace.
Je n’oublierai pas, je n’oublierai jamais.
Je n’oublie pas non plus et surtout comme vous vous êtes accrochés à la vie, comme vous l’avez défendue.
Vous êtes mon repère, mon arche de Noé quand parfois la vie, le monde retrouve des laideurs qui brisent les cœurs, la force, la croyance en l’Homme, la Femme, l’Enfance.
Aujourd’hui c’est le 24 avril 2020,
Il y a 75 ans, vous vous réveilliez de votre première nuit d’enfants libres avec vos mères ou sans.
Un réveil sans kapos, sans hurlements sauvages, sans coups, sans non-hommes.
Aviez‐vous seulement dormi ? Aviez-vous seulement oublié la peur, la faim, la soif, les coups, la douleur, la solitude, le manque de tendresse et d’amour ?
Non, une nuit de liberté ne pouvait y suffire.
Mais vous, Enfants, aviez enfin la possibilité de marcher libres, de parler libres, de pleurer libres. De pleurer aussi les mères, les sœurs ou frères qui à Trobitz, moururent
libres mais moururent. De pleurer ceux et celles aussi qui moururent à Bergen Belsen ou dans d’autres trains fantômes.
Il y a 15 ans, je vous regardais à Trobitz, libres, vivants, émus, Vivants, Vivants, Vivants…
Et aujourd’hui, ces jours de souvenirs que nous devions partager ensemble sont présents en moi comme une page de ma vie, non pas comme un feuillet mais comme le livre de ma vie.
Je vous porte en moi et je porte votre joie, votre indépendance d’esprit, votre faconde ou vos silences, vos forces et vos sourires, vos souvenirs et votre désir de vivre.
Si différents et si incroyables. Si humains quand les non-‐hommes voulaient vous supprimer de l’univers.
Vous êtes ma force, le phare qui éclaire ma vie quand d’autres s’évertuaient à le détruire à tout jamais.
Cette histoire aurait pu être celle de l’ogre qui mange les petits‐enfants.
Elle aurait pu être un conte mais elle est bien réelle.
Et vous, les petits Poucets de l’Histoire, vous avez ouverts les bras, semé et embrassé la vie.
Je vous remercie pour tout, d’être là dans mes souvenirs et pensées agissantes même si bon nombre d’entre vous ont pris les sentes des étoiles.
Vous dansez dans le vent, dans mon cœur.
Vous dansez à jamais pour ma propre éternité.
Aujourd’hui nous sommes le 25 avril 2020,
Jour de confinement pour cause de Covid, jour pour penser à vous, à vos mères, à vos familles, à la mienne.
Ce confinement n’est rien, nous sommes ensemble, réunis par cette histoire qui n’est pas un conte.
A vous tous que j’aimerais nommer sans oublier qui que ce soit, à vous Enfants de Bergen Belsen qui êtes ma famille, à vous les enfants, petits‐enfants des Enfants, en ces jours de commémoration ou nous aurions dû nous retrouver à Bergen Belsen, je vous adresse du fond du cœur toute mon amitié et si vous le permettez tout mon amour.
Bénédicte Gellé,
fille de Paulette Widawski, nièce de Rosalie Widawski, libérées le 23 avril 1945 à Trobitz, et petite-fille de Fradja Widawski déportée et morte en 1942 à Auschwitz.